- Quatre heures du mat, le soleil se lève :

C'est la première fois que, tout autour de moi, il n'y a que de l'eau. Alors qu'avant je supposais que cela m'aurait aidé à mieux percevoir les dimensions de la Planète, l'expérience avère qu'il n'en est rien. Quarante mille kilomètres n'est qu'un nombre qui, par l'appréciation purement intellectuelle de sa grandeur, fait que la Terre a été, sera et restera, par ce périmètre imposant, la pourvoyeuse favorite des mythes des petits Hommes. La journée, au centre du cercle de l'horizon, seules les nuées noires des cumulus, qui parfois se vident violemment et dont les gouttes sur le pont brûlant disparaissent sans laisser de trace, s'offrent à la vue et à l'esprit. Celui-ci, comme ces nuages aux formes changeantes, dérape sur cette ligne qui donne l'illusion de diviser le ciel de la terre en ce lieu où,

semble se mélanger l'air et l'eau.

- Une banette pour 45 nuits :

Ma cabine est très belle et, surtout, bien que faite pour quatre personnes, je l'occuperai seul. Pour cette transatlantique, nous serons dix-huit à bord de ce trois mâts de trente mètres. Après le premier repas à bord, et tard dans la nuit, ruisselant de transpiration, le cœur battant, je m'allonge sur ma banette où, bercé par le souffle des Alizées, mon esprit s'envole avec les cliquetis des drisses de mâts pour rêver de ce désir, de quarante ans de transatlantique, qui devient une réalité. À cinq heures, la chaleur est insoutenable ; alors, je me lève. En arrivant dans le cockpit, je ne suis pas le premier. Une gamine petit-déjeuner avec un grand brun super bronzé. L'odeur du café est à peine perceptible.

Ce qui saute au nez, ce sont les effluves des corps, l'âcreté de leurs sudations,

de leurs peaux moites et luisantes ; de la mienne aussi... une douche s'impose.

- Baignade avec 6000 mètres d'eau sous les pieds :

Aujourd'hui, l'océan est tout plat. A telle enseigne que nous mettons à la cape pour nous baigner. L'eau est délicieusement chaude et d'une transparence qui pourrait laisser supposer que l'on va voir le fond. Cependant, sous nos pieds, il y a environ six mille mètres d'eau ce qui conduit à quelques plaisanteries et toujours de conclure :

« En mer, la terre la plus proche, c'est le fond et,

il appartient à tout bon marin d'en préserver son aspect inconnu ».

- Une journée ordinaire par petit temps :

Nous sommes presque à mi-parcours. Un vent faible nous pousse lentement sur une longue houle de petite amplitude. L'étrave ride la surface de l'eau, lisse comme une toile cirée qui ondoie en réfléchissant le soleil par plaques violentes. La beauté du spectacle force mon admiration et enclenche ce curieux processus de contemplation qui m'oblige à rester là, heureux de laisser mes yeux absorber ces images. Après de longues heures, j'aimerais pouvoir détourner le regard mais cela m'est impossible. A chaque fois que je le tente, je sens sourdre en moi une puissance qui m'oblige à mobiliser ma vision à la vigilance. En ne pensant à rien, la nature me contraint-elle à ne penser rien qu'à elle ?

Ne suis-je qu'un mammifère

sous l'emprise d'une nature exhibitionniste ?