Mes sentiments en vrac

     Ici, la terre est large.

Il y a beaucoup d’eau, de ciel, d’air.

Ici, l’eau, le ciel, l’air sont vierges.

Il y a de la nudité sans inconvenance.

Il y a de l’exhibition sans vulgarité.

Ici, la nature s’affiche, sans retenue.

Ici, il y a presque de tout en trop et, l’isolement est sans solitude.

Ici, on entend respirer la neige et la glace à des kilomètres. Ici, ça me pétrit le corps en boule de plaisir et, dans ce silence épais qui m’absorbe comme ma propre chair, je frissonne alors, chacun de mes craquements, est symphonie.

Ici, c’est pur, c’est la source.

Ici, je respire, rien ne sort du creux des autres.

     Les muscles puissants des nuages noirs tordent les falaises, écrasent au sol les filets de brumes en un épais brouillard. Les glaces flottantes s’empilent dans un coin du paysage, formant un trou blanc dans l’horizon, qui aspire les rides des eaux zinzolines, tirant derrières elles une gaze de lueur argentée. Rapidement l’onde violette blondit sous l’azur d’un ciel vierge et, chaque clapotis s’orne d’une étoile scintillante. Le vent est passé tendrement, sans troubler le silence.

     Les bérets de nuages, qui coiffent les crêtes arrondies, fondent sous le soleil ardant en fines galettes. S’étirant en couronnes, elles découvrent les blanches calvities neigeuses des montagnes dodues, dont le chapelet, comme une procession de moines, se perd dans les lointains reflets calcinés des glaciers embrasés.

 

     La beauté du spectacle force mon admiration et enclenche ce curieux processus de contemplation qui m’oblige à rester là, heureux de laisser mes yeux absorber ces images. J’aimerais pouvoir détourner le regard mais cela m’est impossible. A chaque fois que je le tente, je sens émerger en moi une puissance qui m’oblige à mobiliser ma vision à la vigilance.

     Tout, ici, est naturellement façonné. Pas la moindre de forme manufacturée. Pas le moindre grain de matière industrielle.

     En posant le pied sur la grève, face à tant de pureté, de beauté, d’étrangeté, en écartant l’émotion présente, je me suis offert le plaisir de présumer, qu’avant moi aucun autre n’avait enfoncé son empreinte, ici même, dans le sol.

     Un grand vaisseau d’ombre, navigue sur la large gorge rougeoyante du sérac, qui s’étire tendrement, entre des mamelons arrondis, jusqu’à s’abimer dans l’azur des failles du glacier. La flotte des nuages vogue en pommelant le fast. Un cumulus s’immobilise devant le soleil. Un instant, on aurait pu croire à l’arrivée de la nuit. Un vé d’oies traverse d’une rive du ciel à l’autre et, déjà, l’eau du soleil s’est remise à couler, toute scintillante, en cascade aveuglante.

     À chaque débarquement, lorsque j’ai foulé cette terre, partout, j’ai eu le sentiment d’être le premier à y marcher dessus. Alors à chaque marque de ma chaussure, c’était une virginité perdue, une violence infligée à la terre et, là :

Je me suis senti étranger.

     À des moments, le vent plonge, s’élance sur le miroir d’eau brillant comme de l’huile. Alors, les images du paysage inversé fasseillent comme des flammes de bougies ; les éclats du soleil faiblissent derrière des rideaux de brumes qui montent du fond des flots ; puis, tout finit dans un clapotis désordonné qui brouille les lignes d’horizon ; celles des crêtes se perdent dans les nuages, celles de l’eau et du ciel se dévorent entre elles. Alors, sans souffler mot, le vent se retire lentement, laissant le paysage dans son nouvel ornement. Le ciel est maintenant collé si fort contre l’eau, que les oiseaux doivent forcer des ailes pour passer entre les deux et continuer d’y glisser, silencieux comme des ombres.

     Le vent tresse une longue natte de brume. Elle s’enroule et cravate la montagne à la gorge ; du col, sa blouse blanche glisse, immaculée, jusqu’à disparaitre sous la ceinture de la falaise glacière, qui dépasse des eaux claires, parsemées d’oiseaux pêcheurs.

     Comme des griffes, les cailloux s’agrippent à un tronc d’arbre ébranché. Ses vieux moignons, ridés d’avoir tout donné, sont vidés de leur sève. Tant épuisé par son long voyage, le bout de bois n’ira pas plus loin, la grève ce l’est approprié, elle ne le lâchera pas. Désormais, il ornera le rivage de son exotisme.

     Là bas, aucun ne connait le bipède. Alors, il approche à sa guise et brise la limite. Souvent, par ignorance, j’ai marché dans des pas chauds de bêtes. Alors, je me suis cogné contre un renne, une oie sur le nid et, à chaque fois, l’intimité de l’animal a été dérobée, j’étais en effet, le gars qui gêne, qui n’a rien à foutre ici.

     Au zénith de minuit, le soleil déchire l’azur et lumière coule du ciel. L’endroit, maculé de rouge primitif, accouche d’un nouveau jour. Une parure neuve habille les mamelons neigeux. Les jupes lisses des glaciers, à la bordure effrangée, s’abandonnent à la douceur du matin.

     Le vent soulève le ciel ; un mascaret, de nuages sombres, écrase la plaque d’azur paisible ; sur son passage les cumulus s’empilent, bouillonnent, noircissent ; la voute écume. Il n’y a plus de soleil. Il n’y a plus qu’un capharnaüm ondulant, de couleurs obscures, que déjà des flèches de lumière argentée perforent.

La cavalcade du troupeau de nuées, qui vient d’endiabler le dôme boréal, se disperse ; des bonnets gris se posent, au loin, sur les têtes blanches des montagnes ; de nouveau, le blanc laiteux, ivoirin, opalin s’impose.