nous sommes presque à la mi-parcours...

La nuit, la quantité inhabituelle d’étoiles qui paraît avoir été multipliée d’un coefficient écrasant, trompe l’œil qui perçoit leur sphère comme un voile relié aux sommets des mâts. L’horizon, lui, est absorbé par le noir de l’air et celui de l’eau qui, identiquement profonds, lui dérobe sa fonction de limite du champ visuel. La nuit, surtout lorsque la lune est couchée, tout est à portée de main et les étoiles, l’horizon, l’eau, s’unissent pour faire disparaître le bateau et naître d’eux le vide, d’où émane une telle pureté que même Blaise Pascal y flotterait pour s’y perdre.

Nous sommes presque à mi-parcours. Un vent faible nous pousse lentement sur une longue houle de petite amplitude. L’étrave ride la surface de l’eau, lisse comme une toile cirée qui ondoie en réfléchissant le soleil par plaques violentes. La beauté du spectacle force mon admiration et enclenche ce curieux processus de contemplation qui m’oblige à rester là, heureux de laisser mes yeux absorber ces images. Après de longues heures, j’aimerais pouvoir détourner le regard mais cela m’est impossible. A chaque fois que je le tente, je sens sourdre en moi une puissance qui m’oblige à mobiliser ma vision à la vigilance. En ne pensant à rien, la nature me contraint-elle à ne penser rien qu’à elle ? Ne suis-je qu’un mammifère sous l’emprise d’une nature exhibitionniste ?

Tous les soirs, après le point de minuit, les yeux dans le vide, je contemple le néant griffé d’étoiles filantes aux trainées qui s’évanouissent comme des fanaux. Puis, au petit matin, la surprise de l’aurore bouscule l’extase qui m’a absorbé le temps d’une nuit. Alors, j’accorde de l’attention à j’ai faim, j’ai froid, j’ai sommeil et l’essence de mon esprit chute de sa nimbe sur l’existant. Me serais-je approché de la communication avec la nature ? Mon isolement m’a-t-il conduit à la méditation poétique ? Ma quête thématique de la carence se nourrit-elle de la contemplation ? Cela reste à creuser.

Le bateau, qui se déplace sur une ligne invisible, ne semble avancer que lorsque je regarde à l’arrière la trainée de sa coque dont les quelques rides sont englouties par des vagues qui nous rattrapent, nous soulèvent, nous dépassent puis s’évanouissent plus loin dans l’immensité. 

 Lorsque la lune est couchée, j’aime m’allonger sur le pont, le dos à même le bois. Là, le corps enrobé du noir épais de l’air moite, je ne sens plus le roulis, j’oublie la présence du bateau et, rapidement, je perds la perception de mon corps. Alors, mon esprit se remplit du vide qui m’entoure et se détache de moi jusqu’à ce que mes yeux m’offrent mon image. Atteins-je l’extase ? La Nature prend-elle, dans ces instants, le pas sur mes pensées ? Je commence à entrevoir une esquisse de réponse au thème de la carence qui m’occupe durant ce voyage.